Olivier GREIF, Journal

AINSI PARLAIT OLIVIER GREIF

Pascal Arnault

La bonté est garante de la qualité de la beauté ;

La beauté, elle, rend la bonté désirable.

François Cheng

On connaissait Olivier Greif (1950-2000) compositeur, et ses œuvres profondément dramatiques charriant des climats puissants et violemment contrastés. Depuis avril/mai derniers on découvre, grâce à l’excellente initiative de son frère Jean-Jacques, la face épistolaire et le cahier journalier du compositeur (515 pages passionnantes et très « éclairantes » sur le « travail » du créateur)1.

Que retenir d’une telle somme ?… Quelques flashs et quelques surprises :

  • Première grande surprise, un grand sens du trait d’humour, contrastant avec la gravité de son Œuvre ; mais aussi, une quasi-absence de dialogue avec ses « collègues » compositeurs de la même génération que lui.

  • Plusieurs flashs particulièrement saisissants, parmi lesquels je retiendrai surtout :

  • Une soif de Dieu et d’Absolu l’ayant conduit à « abandonner » la composition « sérieuse » et la régularité de son journal, pendant une dizaine d’années ; ainsi que quelques tropismes musicaux inattendus (comme pour les opéras de Richard Strauss, par exemple).
  • L’éprouvante solitude morale, spirituelle et affective où la sortie des pas du « maître » Sri Chinmoy l’a plongé ; cette traversée du désert spirituel ayant, par contre, conduit à la production de l’essentiel de ses œuvres majeures en à peine une décennie, comme si l’inconscient créatif en lui sentait la fin imminente.
  • Créateur possédé de l’intérieur par son génie (pour lui c’est Dieu qui « parle » en lui et guide sa plume), O. Greif est certainement le plus sincèrement et foncièrement mystique de tous les créateurs du XXème siècle (à mon sens, bien plus que le très catholique O. Messiaen), et ce dans toutes ses œuvres, y compris celles (nombreuses) sans références sacrées explicites dans leurs titres.
  • Surprise également de découvrir que cet enfant prodige, qui avait eu comme professeur de piano la très exigeante Lucette Descaves (grande amie et interprète d’André Jolivet. Greif a d’ailleurs eu l’honneur de jouer très jeune devant le compositeur, ainsi que devant Messiaen, et tous deux lui prédirent un brillant avenir, alors qu’il n’avait que quinze ans), une fois adulte ne travaillait plus son piano, sauf pour déchiffrer (avec une prodigieuse facilité. Il était capable de déchiffrer au pied levé la Sonatine de Marcel Landowski) et jouer ses propres œuvres (interprétations qu’il jugeait souvent techniquement bâclées, mais justes dans l’engagement viscéral !).
  • Surprise aussi de voir au gré des aléas de sa vie, la quasi-permanence de ses lettres avec le Père Jean Claire de l’abbaye de Solesmnes, dans des échanges d’une bouleversante profondeur.
  • Beauté et profondeur également des échanges avec une auditrice anonyme, révélant dans deux immenses lettres au contenu très serré, l’entièreté de la pensée philosophique créatrice du compositeur. Un trésor de justesse et de lucidité dans l’auto-analyse !
  • Après les appels au soutien des glorieux aînés (Jolivet, mais surtout Messiaen et Dutilleux, deux compositeurs dont visiblement il apprécie sincèrement les œuvres), on trouve trace de quelques rares commentaires acides sur les œuvres « avant-gardistes » sans « direction ni sens », d’autres lucides et mitigés (on trouve quelques rares échanges à propos d’Ivane Bellocq et Marc-André Dalbavie, montrant qu’il n’était cependant pas sectaire dans ses goûts) sur Xenakis et Berio (il fut l’élève de ce dernier à la Juilliard School de New York, et conserva jusqu’au bout un grand respect, une profonde amitié, et une sincère admiration pour nombre de ces œuvres), ainsi qu’une correspondance lyrique avec celui qu’il considère comme son « frère » en pensée créatrice : Philippe Hersant.

 

Un grand nombre de lettres aussi ont pour destinataires de très grands musiciens, parmi les plus doués et talentueux de leurs générations respectives (violonistes, violoncellistes, chanteurs, chefs d’orchestre, etc…), dans des échanges toujours d’une merveilleuse adéquation entre ambiguïté et finitude limitée de la partition d’une part, et richesse illimitée de l’interprétation d’autre part (une problématique chère au compositeur, sur laquelle il revient souvent, ainsi que la correspondance – ou non – entre la noblesse d’âme des créateurs et leurs Œuvres ).

Sont aussi largement présents, bien sûr, ses compositeurs de prédilection : Robert Schumann (qui a mieux écrit sur la tendresse schumannienne que lui ?…), Dimitri Chostakovitch et, bien évidemment, le premier d’entre tous, Gustav Mahler, le « frère » de pensée, « d’organisation narrative » (la volonté délibérée chez eux de juxtaposer des temps « triviaux » et des temps « sérieux », de manière à créer une temporalité brassant sans cesse de nombreuses strates mémorielles) et de mal-être intérieur (lié en partie, dans les deux cas, à leur judéité. Chez Greif, tout se passe comme si, dans toutes ses dernières œuvres, cet élément voyait le retour puissant du « refoulé », de son histoire génocidaire familiale).

Enfin, l’ensemble présente aussi un riche dialogue avec les amis mélomanes (comme la fidèle Patricia), musicologues (Brigitte François-Sappey, Gilles Cantagrel, Gérard Condé, qui ont été les premiers à reconnaître son talent et à lui exprimer le fait, ce qui nous vaut des lettres bouleversantes), dans un florilège de témoignages émouvants.

Je ne résiste pas au plaisir de citer une courte anecdote pouvant passer inaperçue, une scène dans le métro où un père exprime sans retenue son affection pour son jeune fils, qui me semble de la première importance. Greif revient souvent sur ce rapport difficile à l’affection avec son propre père, sujet visiblement très douloureux, qui n’est sans doute pas étranger à une partie de son mal-être, mais aussi à cette amertume et à cette inquiétude face à sa non reconnaissance officielle en tant que créateur.

Voilà donc ce qu’une fois fermé ce magnifique ouvrage, je retiendrai de cette lecture captivante. Très subjectivement, j’ajoute qu’hormis le journal de Berlioz et les écrits de Debussy, rares sont les compositeurs que l’on a autant de bonheur à lire qu’à écouter ! ♦

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1 Olivier GREIF, Journal, édité et présenté par Jean-Jacques Greif, Paris, Ædam Musicæ, 2019.

Lien Amf GREIF Olivier

 

Portraits croisés d’Olivier GREIF & Jean-Louis FLORENTZ, Pascal ARNAULT

 

 

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